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mardi 16 février 2016

Cédric Villani : Moi je passe mon temps à dire que si vous tuez l’immigration, vous tuez la recherche

Cédric Villani était en Algérie pour assister à un colloque sur les mathématiques organisé à Ouargla, et décerner sur place le prix Maurice Audin au jeune chercheur algérien Bakir Farhi, enseignant à l’université de Béjaïa. De passage à Alger, le lauréat de la médaille Fields 2010 (l’équivalent du prix Nobel en mathématiques) était l’hôte de Liberté. Dans cet entretien, il revient sur la place des mathématiques dans le monde, en Algérie et également sur l’importance de l’immigration dans le monde de la recherche.

 

Cédric Villani, né le 5 octobre 1973 à Brive-la-Gaillarde, est un mathématicien français, directeur de l'Institut Henri-Poincaré et professeur à l'université Claude Bernard Lyon 1. Il a reçu la médaille Fields en 2010


Cédric Villani était en Algérie pour assister à un colloque sur les mathématiques organisé à Ouargla, et décerner sur place le prix Maurice Audin au jeune chercheur algérien Bakir Farhi, enseignant à l’université de Béjaïa. De passage à Alger, le lauréat de la médaille Fields 2010 (l’équivalent du prix Nobel en mathématiques) était l’hôte de Liberté. Dans cet entretien, réalisé vendredi dernier, il revient sur la place des mathématiques dans le monde, en Algérie et également sur l’importance de l’immigration dans le monde de la recherche.

Liberté : Vous êtes en Algérie pour participer à un colloque sur les mathématiques et, à l’occasion, décerner le prix Maurice Audin à un jeune chercheur algérien. Est-ce votre premier séjour ?

Cédric Villani : C’est ma deuxième visite à Alger. Je suis ici pour aider l’action de certains collègues mathématiciens algériens avec qui je suis en contact depuis 4 ans et qui rêvent de faire progresser leur discipline jusqu’à ce qu’elle atteigne un niveau de recherche international et de faire profiter un grand nombre d’étudiants de thèmes de recherches contemporains. Je peux citer le collègue de l’université d’Oran, le professeur Bouyakoub, un professeur à l’école normale de Kouba, Abdelhafid Mokrane, un enseignant-chercheur, qui était à la direction générale du ministère, Hassan Belbachir, un autre également, Aïssa Aïchen, et un autre collègue de Sidi Bel-Abbès, qui s’appelle Abderrahman Yousfat.

Plusieurs noms, et tous des hommes. N’y aurait-il pas de mathématiciennes en Algérie ?
Dans le groupe que je viens de citer, il n’y a pas de femmes effectivement. On sait que les mathématiques est une discipline, disons un peu masculine mais pas exclusivement, ce n’est pas un milieu macho, pour ainsi dire. Il est difficile d’avoir un point de vue impartial. On a peut-être des préjugés. D’ailleurs, concernant le prix Maurice Audin, prix international, et principal prix en Algérie, il y a deux ans, du côté algérien, c’était une lauréate.

Ce qui nous amène à évoquer la seconde raison de votre venue en Algérie…

C’est le prix Maurice Audin. Mon institut décerne ce prix, fondé il y a de nombreuses années à la mémoire de Maurice Audin, le mathématicien français, probablement torturé, mort durant sa détention alors qu’il était partisan de l’indépendance de l’Algérie. Ce prix est remis tous les deux ans un à mathématicien algérien, un autre à un mathématicien français. Cette année encore, j’ai présidé la cérémonie et j’ai fait le discours pour décerner le prix au lauréat. Je dirais également qu’il y a une troisième raison pour ma venue en Algérie. J’ai une raison très personnelle de venir dans ce pays : mes deux parents y sont nés. Mon arrière-grand-père était un médecin bien connu ici, à l’époque.

Dans quelle ville ?
Ici, à Alger. Il y a deux ans je suis allé retrouver sa tombe au cimetière chrétien et ma grand-mère, qui était encore vivante, a été très émue. C’était la première fois qu’un membre de la famille remettait les pieds en Algérie après l’avoir quittée à la fin des années 50.

Donc, vous êtes issus d’une famille de pieds-noirs…
Oui, on peut dire ça, même si mes parents n’aimaient pas tellement qu’on dise le mot pied-noir. Ma mère est née à Oran et mon père est né à Alger. Mon grand-père a vécu dans cette ville à peu près jusqu’à l’âge que j’ai maintenant.



Enseignant-chercheur, directeur d’institut, mais surtout vous êtes connu pour être un lauréat de la médaille Fields, qui est l’équivalent d’un prix Nobel en mathématiques. L’occasion de revenir sur la soustraction des mathématiques du prix et qui serait due au fait que Nobel a pris la décision, dit-on, après avoir découvert que sa femme le trompait avec un mathématicien. Alors pure légende ou fait avéré ?
Effectivement, il y a des histoires comme quoi Gösta Mittag-Leffler, un mathématicien suédois de l’époque, aurait eu une aventure avec la femme de Nobel, mais tout ça c’est des salades. Ce qui est vrai c’était que les deux hommes se détestaient, et que Nobel n’avait pas pensé à un prix en mathématiques, peut-être qu’il ne voyait pas ça comme quelque chose qui participait au progrès de l’humanité. Évidemment, maintenant on voit toute l’importance qu’ont prise les mathématiques dans notre quotidien avec les ordinateurs, les communications, les simulations, et avec toutes sortes de mathématiques industrielles.
Donc la vision de Nobel me paraît complètement dépassée de ce côté-là. Il n’empêche qu’à la place du prix Nobel nous avons la médaille Fields, qui est très différente. D’abord c’est toujours attribué à des mathématiciens de moins de 40 ans et parce que ça a une fonction d’encouragement autant que de récompense. Je n’avais pas tout à fait 38 ans quand je l’ai reçu. C’était en 2010. La deuxième différence avec le Prix Nobel, ce n’était attribué pas tous les ans, mais seulement au moment de la tenue des congrès internationaux de mathématiciens, qui ont lieu tous les quatre ans, chaque fois dans une ville différente. En 2010 c’était à Hyderabad, en Inde. En 2014, c’était à Séoul, en Corée du Sud. En 2018 ce sera à Rio au Brésil et en 2022, on l’espère, ce sera à Paris.

En Algérie vous avez évoqué vos rencontres avec des mathématiciens locaux. Avez-vous également rencontré des ingénieurs algériens pour aborder cette relation avec les mathématiques et le terrain ?
J’en ai rencontré quelques-uns et je pense que cette relation entre la théorie et les applications peut encore beaucoup progresser. Globalement, dans l’écosystème algérien, il y a un peu de dichotomie entre les recherches, qui parfois sont très pures, et des applications. On a eu le même problème en France et on lutte depuis plusieurs années.

Selon vous, où se trouvent les meilleurs mathématiciens dans le monde ?
La France est très forte. En France les mathématiciens sont très bons.

Combien de médailles Fields a eu votre pays ?
Je crois qu’on en eu 12. Les États-Unis en ont eu 13. Je crois que de tous les pays du monde, la France a le plus fort taux de médailles Fields en rapport à la population. Il faut préciser que ces dernières années que c’est en partie dû à l’immigration et c’est normal. En 2014 il y a eu Avila, qui était Franco-Brésilen. En 2010, en même temps que moi, il y a un Franco-Vietnamien, Ngô Bao-Châu, et en 2006 il y a eu Wendelin Werner, né en Allemagne et qui a aussi la nationalité française. Ça c’est important. Il n’y a pas de recherches top niveau sans immigration. D’ailleurs, il y a beaucoup de débats dans le monde sur l’immigration. Des pays se raidissent, et font des lois. Et tout. Moi je passe mon temps à dire que si vous tuez l’immigration, vous tuez la recherche aussi, parce qu’on a besoin de ces apports étrangers.

Qu’en est-il des mathématiciens algériens ? L’un d'eux pourra-t-il, selon vous, gagner la médaille Fields ?
Tout d’abord, et j’espère ne vexer personne en disant que les meilleurs mathématiciens du Maghreb pour l’instant appartiennent à l’école tunisienne. Une des raisons de ce succès c’est qu’il y a eu des programmes systématiques pour envoyer les plus brillants mathématiciens tunisiens faire leurs études supérieures en France et ça a permis l’émergence d’une diaspora de très haut niveau. Certains d’entre eux étaient dans la catégorie de Top niveau. Concernant les Algériens, j’en connais qui sont très bons. Par exemple j’avais dans mon laboratoire où j’étais pendant longtemps, à l’ENS Lyon, un Algérien qui s’appelle Zerib, un spécialiste de géométrie.

A-t-il débuté ses études en Algérie ?
Je ne sais pas, mais il a fait sa thèse et a pris un poste en France. Les plus forts mathématiciens algériens sont, sans aucun doute, en France et certains sont aux États-Unis. il est important que l’Algérie repère les meilleurs étudiants et leur donne la chance d’aller approfondir leurs recherches, en les dotant des bourses de mobilité. Par exemple, le lauréat du prix Maurice-Audin cette année, qui a un poste à l’université de Béjaia, mais qui a fait sa thèse en France. Il s’est donné une vraie ouverture internationale. Il était repéré comme étant un des meilleurs. Deuxième enjeu, c’est créer des institutions axées sur la recherche en Algérie qui puissent accueillir des chercheurs algériens formés à l’étranger, mais aussi d’autres qui viendraient échanger des idées, discuter, et ainsi former un écosystème.

Avez-vous discuté de ces enjeux avec vos collègues algériens ?
Je sais qu’ils sont très motivés par ce que je dis. Ils répètent toujours qu’il faut introduire une évaluation internationale des meilleurs chercheurs, et créer des institutions de recherche. Je sais qu’ils sont en train de travailler sur un projet d’institut en mathématiques algérien, qui est très bien pensé, et qui pour l’instant se heurte à toute sorte d’obstacles qui sont soit juridiques, soit politiques, soit administratifs, je ne sais pas ! En tout cas leur affaire n’avance pas et pourtant je vous garantis que leur projet est bien ficelé.

Salim KOUDIL Liberté


Cédric Villani, 42 ans, mathématicien, enseignant-chercheur à l’université de Lyon. Il est également directeur de l’Institut Henri-Poincaré (institut de recherches mathématiques basé à Paris). Il a reçu la médaille Fields en 2010. Auteur de plusieurs livres, Cédric Villani est connu également pour, entre autres, ses passions pour la musique, la BD et les araignées.